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Le Maître et les kakis

Dernière mise à jour : 22 mars 2019


Furusawa Hiromu, Hanshi 8ème Dan

Eté 1992

Le rêve se réalise enfin. Après 3 années de pourparlers et de multiples obstacles surmontés, je suis enfin chez ce Sensei qu'une force impossible à expliquer m'attire depuis la rencontre pendant le séminaire EKF en Finlande en 1989. La flèche en plein cœur. En août Mireille et moi débarquons pour ce premier séjour à Iiyama, cette petite ville de la province de Nagano, en immersion complète pour 3 mois chez Furusawa Hiromu Sensei Hanshi 8ème Dan. Après avoir veillé au confort de notre installation dans la maison mitoyenne de la sienne qu'il a loué pour nous, il nous intègre dans un petit séminaire de 2 jours qu'il donne pour 5 Kyoshi et Renshi, des espoirs remarqués à la Coupe de l'Empereur, dont Honda Sensei qui la remportera 5 fois (un record jamais égalé).


Notre quotidien est planifié par le Sensei :

  • 5h-6h, 10 flèches avant le petit déjeuner

  • la matinée, minimum 2 à 3 heures d'entraînement

  • l'après-midi, minimum 2 à 3 heures d'entraînement

  • 20h-22h, entraînement avec les membres du Dojo sous l'œil bienveillant du Kyoshi Hirano Sensei.

Ce n’est pas négociable.

Au bout d'un mois Mireille doit regagner Genève pour son travail. La plupart du temps je suis seul dans le vieux petit Dojo, parfois un pratiquant vient tirer quelques flèches. Le Maître me visite quasiment chaque jour, en général en milieu de matinée. Les 2 premières semaines il m'a bien fait quelques corrections techniques, mais après quelques temps… plus rien. Il s’entraîne à mes côtés, me scrute en émettant parfois quelques grognements difficiles à interpréter quand il ne tire pas lui-même. Plus aucune correction, pas d’enseignement. Et chaque jour mon tir se déstructure, mon moral est en chute libre. Après 10 ans de pratique, du haut de mon 5ème dan, je ne comprends plus rien au Kyudo. Je guette la moindre indication qui pourrait me remettre sur les rails, mais Furusawa m’ignore consciencieusement. Plus de 100 flèches tous les jours cela veut dire les mains en sang de n’être pas familier d’un tel effort avec une technique trop approximative, des articulations douloureuses à m’empêcher de dormir sur des foutons jamais assez moelleux, et surtout des larmes, un ego blessé, vexé de revenir en France après 3 mois et montrer à mes petits camarades du Dojo de Genève que je n'ai rien appris, que j'ai même régressé.


Automne 1992

Un matin comme les autres, le Maître arrive au Dojo. Il n’est pas en tenue de pratiquant. Il me demande de le suivre. Pas le temps de me changer, je reste en Keikogi. En voiture nous regagnons sa maison où son épouse nous attend au pied du grand plaqueminier, l’arbre à kaki, au centre de la cour. Ils sont trop âgés pour monter sur l’échelle et me demande d'y grimper pour cueillir les nombreux fruits presque mûrs. Le reste de la matinée se déroule ainsi : je cueille les fruits, je les tend au Sensei. Il les regroupe par 4 ou 5 dans un sac type congélation qu’il referme après avoir ajouté une petite dose de Shochu, la gnôle japonaise. Midi, fin de la parenthèse.

Les flèches reprennent leur chemin hasardeux. Je suis épuisé. Quelques pratiquants devenus des amis tentent de convaincre le Sensei de me donner 2 ou 3 jours de repos. Furusawa Sensei reste inflexible.


Deux semaines après la cueillette des kakis je suis au Dojo à l’entraînement du soir. Le Maître entre, créant un silence respectueux. De nouveau il me demande de l’accompagner chez lui. De nouveau il ne me laisse pas le temps de me changer. Dans son salon sa femme a préparé les traditionnels Tsukemono et la bière. Avec mes quelques notions de japonais et un bon dictionnaire la conversation est conviviale. Le saké remplace la bière. Il se lève, et contrairement à l’usage, ce n’est pas sa femme qui se rend à la cuisine. Il en rapporte un sac en plastique que je reconnais de suite. Il sort un kaki, l’épluche consciencieusement, le découpe dans une assiette qu'il pose devant moi. Il m'invite à goûter. Ce que je mange est incomparable. Les vapeurs de Shochu ont aidé le fruit à finir de mûrir, ils l’ont légèrement confit et parfumé. Je n'ai jamais rien dégusté d'aussi délicieux ! Le Maître m’observe avec un sourire malicieux : « Pour le moment, tu es au Japon comme un kaki dans un sac… ».

Je suis sorti du sac vers la fin-octobre. Rien de particulier ne s'était passé, et pourtant, me laissant perplexe, mon tir faisait maintenant l'admiration de tous. Pratiquement toutes mes flèches atteignaient la cible. Devant le photographe d'un journal local Furusawa Sensei s'applique joyeusement à ajuster les plis de mon kimono, juste pour être beau sur la photo...

29 octobre 1992, le tournoi mensuel du Dojo. Vainqueur Erick Moisy : 9/10.

Lorsque je suis rentré à Genève, j'ai relu un article que Pascal Krieger avait publié dans le magazine du club en 1989, l'année où j'avais rencontré pour la première fois Furusawa Sensei. (voir le prochain article, Seishin Tanren: la forge d'un esprit pur)


Erick Moisy 2018



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1 comentário


Ronan
26 de nov. de 2018

Le Shôchû, c'est un des rares trucs que je n'arrive pas à faire passer par mon gosier. Il y a deux types de shôchû, le mugi shôchû à base de céréales et le imo shôchû à base de patates (comprendre patates douces). Le cœur des amateurs va irrémédiablement vers le imo shôchû. Je l'ai vu consommé en long drink (allongé à l'eau) froid ou chaud agrémenté de prune salée, mais aussi straight on the rocks (non coupé avec des glaçons). En terme de saveur et de degré d'alcool, je rapproche le shôchû de la vodka. Ayant été la misérable victime d'un trauma à la vodka, mes sens ne savent plus que pointer tous les aspects désagréables de ces alcools afin…

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