Une une expression japonaise qui m'a toujours inspirée, dans les deux sens du terme :
apprendre en tant qu'élève
apprendre en tant qu'enseignant
Narau yori nareru
Voici une histoire que l'on m'a racontée il y a fort longtemps.
Dans un Kyudojo japonais, une femme se présente. Elle salue le Sensei et lui demande l'autorisation d'assister à l'entraînement. Ce dernier lui propose de s'assoir et d'observer. La femme revient le lendemain, puis les jours suivants. Après quelques semaines, elle commence à se déplacer dans le Dojo. Lorsqu'un jour le Sensei la voit regarder, puis prendre en main un arc de club, il la laisse faire. Et petit à petit, au bout de quelques mois, elle s'essaie à la Makiwara, puis tire à la Mato, suscitant l'admiration du Sensei et des autres pratiquants. Elle n'a jamais posé de question, personne n'est venu lui donner la moindre explication.
Erick Moisy
L'éclairage de Pascal Krieger
習 Narau : apprendre
Le premier Kanji est formé de deux parties : en haut, “les ailes“, au-dessous, le caractère “blanc“. D'après l'étymologie de cet idéogramme, on peut l'interpréter d'une manière tout à fait poétique. Il s'agit des plumes blanches recouvrant le dessous des ailes de l'oisillon lorsqu'il les montre pour la première fois lors de son vol initial. Ces plumes s'assombrissent vite à l'usage et prennent progressivement la même couleur que celles qui recouvrent le reste du corps.
馴 Nareru : s'accoutumer, s'habituer, s'imprégner devenir expérimenté, mature, familier
Le deuxième Kanji est formé du radical “cheval“ (à gauche) et du caractère “rivière“. Mon interprétation toute personnelle suggère qu'il faut beaucoup de temps et d'entraînement pour convaincre un cheval de traverser une rivière à la nage, mais qu'une fois accoutumé à l'élément liquide, cet ami de l'homme fait trempette sans autre problème.
Laissons de côté le nid et l'écurie et revenons à nos moutons. En Budo, le concept “Narau yori Nareru“ tend à nous démontrer que l'étude des disciplines martiales est une affaire d'expérience plutôt qu'une affaire de mémorisation proprement dite. Le stade de l'étude, Narau, est certes incontournable. Il faut que l'enseignant fournisse au débutant les éléments d'étude indispensables, tout au moins au début. Cependant, et cet aspect est plus commun chez nous autres Occidentaux, il ne faut pas se leurrer en se disant que l'on sait, une fois que ces éléments d'étude sont enregistrés.
Plutôt qu'apprendre... s'imprégner
L'oisillon qui a ouvert ses ailes pour la première fois sait instinctivement qu'il faut les battre, mais cela ne l'empêchera pas de se casser le bec sur le sol ou, tout au moins, d'avoir la trouille de sa vie lors de sa première expérience. Il faudra qu'il “s'accoutume“ à ce nouveau moyen de transport avant de pouvoir voler de ses propres ailes.
De la même manière, lorsqu'un débutant connaît cérébralement tous les éléments d'une technique, cela ne veut pas dire qu'il pourra la “placer“. Pour cela, il lui faudra s'habituer à la technique, en faire quelque chose de familier.
Plus concrètement, nous sommes en fait en train de parler de l'éternel problème entre savoir et pouvoir. L'étude passe par le cerveau, avec peu ou pas de participation du corps. Il faut donc rapidement, surtout dans un contexte tel que le nôtre, intégrer la technique de façon à ce qu'elle puisse se faire à l'aide des centres moteurs plutôt qu'avec le cerveau. Pour arriver à cette “intégration“, il n'existe qu'une seule manière, quel que soit l'individu : la répétition, inlassable, du même mouvement, à des vitesses différentes, dans des contextes variés. Le jour où le corps réagit à l'environnement (attaque de l'adversaire, espace disponible, timing, vitesse donnée) plutôt qu'à une pulsion cérébrale, on peut alors dire que l'on est passé au stade “Nareru“.
Tout pratiquant tant soit peu expérimenté sait très bien de quoi l'on parle ici. En effet, qui ne connaît ce sentiment familier d'avoir eu le bon réflexe, mais trop tard, ou le mauvais réflexe ? Cela est en général dû à une interférence du cerveau : on a pensé, anticipé, extrapolé, bref, il s'agit là d'une insuffisance d'accoutumance.
Cet article serait inutile sans une conclusion. L'extrême variété, dans tous les domaines, qui est offerte à la société de cette fin de siècle, est réellement étourdissante. Il semble que le fait de faire deux fois la même chose est synonyme de débilité mentale et de manque d'imagination. On veut toujours du nouveau, faire autrement, pour éviter l'ennui, sans se douter que l'ennui vient justement de ce butinage incessant. Cet état d'esprit dont nous sommes tous insidieusement marqués nous fait fuir toute action répétitive. Le Budo n'échappe pas à cette tendance, et c'est grave, car nos disciplines sont essentiellement basées sur la répétition, nous l'avons dit, inlassable, du même mouvement.
Par répétition inlassable, je ne veux pas dire répétition mécanique et aveugle. Je voudrais bien que l'on comprenne ceci. A chaque répétition, le pratiquant devrait s'observer de l'extérieur, juger de ce que l'on peut améliorer et recommencer, s'observer à nouveau, rectifier le tir, et ainsi de suite.
Puisse cet article faire réfléchir tant soit peu les pratiquants qui courent après les nouvelles techniques, laissant derrière eux des techniques apprises mais pas encore familières. Le corps a meilleure mémoire que le cerveau !
Pascal Krieger, revue Contact, 1995
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